Auteur : Arnaud Muller
Dip ECVD, Spécialiste en Dermatologie Vétérinaire, CES Derm
Clinique Vétérinaire Saint Bernard
598 avenue de Dunkerque
F-59160 Lomme
www.clinvetsaintbernard.com
Motif de consultation et anamnèse
Un chien Labrador Retriever mâle de 5,5 ans est amené à la consultation pour un abattement brutal et l’émission de selles dans la maison. Les propriétaires habitent les Pays-Bas et étaient 1,5 mois auparavant en vacances avec leur chien en Espagne et dans le Sud de la France (pendant 3 semaines). Le chien a séjourné ensuite 15 jours dans un chenil et a été récupéré il y a une semaine.
Aucun antécédent pathologique n’est noté par ailleurs. Le chien est correctement traité contre les parasites internes (Drontal P) et externes (Frontline spot on, dernier traitement 3 semaines avant la consultation). Il est nourri avec une alimentation de qualité (Hill’s Canine Maintenance).
Examen clinique
L’examen clinique initial montre un animal fortement abattu, non hyperthermique et refusant de s’alimenter depuis la veille.
L’examen dermatologique révèle de très petites lésions (quelques millimètres), très érythémateuses et érosives sur l’abdomen ventral et dans les espaces interdigités, ces lésions prenant dès le lendemain un aspect de véritable décollement cutané, pour le moment assez localisé. Une hyperthermie (40,5°C) est alors également notée.
Photo 1 : Lésion circulaire érythémateuse et suintante au niveau de l’abdomen.
Noter le décollement cutané aisément visible.
Photo 2 : Érythème et suintement interdigité important.
Hypothèses diagnostiques
Compte tenu de l’aspect clinique de cette dermatose, la première hypothèse à envisager est une toxidermie (d’origine médicamenteuse, d’origine infectieuse ou idiopathique). Une autre cause de clivage dermo-épidermique (lupus, pemphigoïde bulleuse, épidermolyse acquise) peut être évoquée même si elle est beaucoup moins probable. L’animal est donc hospitalisé pour la mise en place de soins intensifs et la réalisation d’examens complémentaires.
Examens complémentaires
- Les examens sanguins immédiats (biochimiques et hématologiques) ne sont pas modifiés initialement. Une anémie normochrome normocytaire régénérative apparaît par la suite. L’analyse urinaire montre une bilirubinurie compatible avec une hémolyse, responsable de cette anémie.
- Les frottis pour recherche de piroplasmose sont négatifs.
- Les sérologies pour la recherche d’un éventuel endoparasitisme (hyperthermie persistante, commémoratifs de voyage, apparition d’une anémie, abattement) sont également réalisées et sont négatives (leishmaniose, borréliose de Lyme, dirofilariose).
- L’electrophorèse des protéines révèle uniquement une hypoalbuminémie franche (17,5 g/l, valeurs usuelles : 25-35), confirmée par des examens biochimiques ultérieurs.
- L’exploration d’un processus à médiation immune (lupus) par dosage des anticorps antinucléaires est négative (titre des AAN<20, valeurs usuelles <160).
- Des biopsies cutanées mettent en évidence une sévère nécrose de l’épiderme et de la moitié supérieure de tous les ostia folliculaires. Une folliculite et une dermite lymphocytaires d’interface avec apoptose et satellitose y sont associées. Cet ensemble lésionnel confirme la suspicion clinique de toxidermie. Une surinfection bactérienne est également notée.
- Certaines toxidermies étant d’origine virale, une recherche par PCR sur sang et biopsie cutanée pour l’herpes virus canin et pour le virus de la maladie de Carré est demandée. Les résultats sont négatifs, de même que la recherche de leishmanies par cette même technique.
- Une néoplasie viscérale (tumeur splénique notamment) pouvant également provoquer une toxidermie, des radiographies thoraciques et une échographie abdominale sont effectuées et ne montrent aucune modification.
- Une démarche d’imputabilité médicamenteuse ne permet pas de faire un lien entre l’administration d’un médicament et l’apparition des lésions sur ce chien (score d’imputabilité faible pour le Frontline).
Conclusion diagnostique
Ce Golden Retriever est atteint d’une toxidermie idiopathique (classification clinique exposée plus loin).
Traitement
Le traitement initial a fait appel à une antibiothérapie (marbofloxacine, Marbocyl), un anti-inflammatoire (kétoprofène, Ketofen), une réhydratation intraveineuse et des shampoings à la chlorhexidine (Pyoderm) tous les 2 jours. L’absence de réponse à ce traitement (hyperthermie persistante et aggravation des lésions cutanées) et l’apparition d’une anémie hémolytique nous ont amenés à ajouter rapidement de la prednisolone (Mégasolone) à dose immunosuppressive (2 mg/kg/j).
Une hyponatrémie et une hypochlorémie notées lors d’un premier ionogramme sont aisément corrigées par la mise sous perfusion.
Suivi
L’animal reste hospitalisé 3 semaines et subit un programme de soins intensifs complet :
- Les lésions cutanées continuent à évoluer défavorablement avec une atteinte progressive de l’ensemble de la surface corporelle, peau mais également certaines muqueuses (anus, pénis)(Photos 3 à 13). Un érythème majeur est présent, de même qu’une douleur cutanée extrêmement importante (agressivité lors de certaines manipulations). Une tonte sous anesthésie générale est donc réalisée après 8 jours d’évolution et des shampooings antiseptiques très émollients à base de chlorhexidine (Vetriderm chlorhexidine) sont alors effectués quotidiennement. L’application biquotidienne de Biafine est également débutée et durera 8 jours. En outre, un patch de morphine (Durogésic) est mis en place et renouvelé 4 jours plus tard.
Photos 3 et 4 : Aspect de la face à T0+8j
Photos 5 et 6 : Aspect de la face à T0+12j (après tonte)
Photos 7 et 8 : Aspect de la face interne des pavillons auriculaires à T0 + 8j et T0+12j
Photo 9 : Noter le décollement cutané complet sur cet antérieur (T0+12j)
Photo 10 : Vue d’ensemble à T0+12j : lésions généralisées
Photos 11 et 12 : Vue rapprochée de la face interne de la cuisse et du thorax (T0+12j)
Photo 13 : Atteinte de la muqueuse anale
- Compte tenu de l’amaigrissement majeur (perte de 10 kg sur 10 jours, Cf. photo 14), de l’anorexie, de l’anémie et surtout de l’hypoalbuminémie, une transfusion de sang frais est décidée à T0 + 10 jours (cicatrisation ralentie lors d’hypoalbuminémie), ainsi que la pose d’une sonde naso-oesophagienne de nutrition entérale qui est enlevée 6 jours plus tard (visible sur la photo 6).
Photo 14 : Cachexie évidente à T0+12j
- L’hématocrite, l’hémoglobinémie et l’albuminémie remontent sensiblement après la transfusion mais restent par la suite dans des valeurs basses (inférieures aux valeurs usuelles).
- La possibilité d’un processus pathologique vasculaire à médiation immune nous conduit à ajouter dès le 10e jour de la propentofylline (Karsivan à 10 mg/kg en 2 prises quotidiennes), d’action similaire à la pentoxyfiline (Torental), préconisée dans les vascularites.
- La perte progressive de tout le revêtement cutané est compensée par la formation rapide d’un nouvel épiderme et une cicatrisation définitive après 3 semaines. Une nouvelle biopsie cutanée de contrôle réalisée à T0+20j montre des reliquats d’inflammation folliculaire et annexielle, en relation avec la toxidermie. Mais il n’existe plus de lésions inflammatoires actives (pas de nécrose, pas de satellitose).
Photos 15 à 18 : Guérison cutanée clinique à T0+20j
- Le chien est rendu à ses propriétaires et le traitement est poursuivi par voie orale (Marbocyl 1 mois, Karsivan 2 mois et Mégasolone 2 mois supplémentaires, jusqu’à normalisation des valeurs biochimiques et hématologiques) et un contrôle 3 mois plus tard montre un chien sans lésions cutanées et ayant repris 7 kg (photo 19).
Photo 19 : Chien à T0 + 4 mois
Conclusion du cas
L’analyse histopathologique cutanée, l’atteinte de plusieurs muqueuses, la présence d’un érythème généralisé (>50% de la surface corporelle) et d’un décollement cutané massif (>30% de la surface corporelle) permettent de parler de nécrolyse épidermique toxique ou syndrome de Lyell, toxidermie la plus grave chez le chien comme chez l’homme. Des soins très lourds ont dus être mis en œuvre mais ont permis la guérison de ce chien.
Discussion : Le Syndrome de Lyell
Les toxidermies ou accidents cutanés médicamenteux désignent les effets indésirables à expression cutanée des médicaments administrés par voie systémique (orale ou parentérale, excluant les dermites de contact). Leur diagnostic est souvent extrêmement délicat et des travaux récents mettent en lumière le rôle prépondérant des affections virales dans le déclenchement de certaines d’entre elles. C’est une des raisons qui motivent la préférence actuelle pour le terme plus général de toxidermie, qui ne fait pas expressément référence à un médicament.
Selon la présentation clinique et l’importance des lésions, on distingue plusieurs entités de gravité croissante (du simple érythème à la nécrose et au décollement cutané majeur) : les érythèmes polymorphes (EP mineur et EP majeur), le syndrome de Steven-Johnson (SJS), le syndrome de chevauchement (SCh) appelé aussi syndrome de transition ou overlap syndrom (correspond à un stade intermédiaire entre le SJS et la NET) et la nécrolyse epidermique toxique (NET) ou syndrome de Lyell.
Leur diagnostic et leur différenciation est essentiellement clinique, comme le montre le tableau I.
Tableau I : Classification clinique des réactions cutanées médicamenteuses de l’animal (d’après T. Olivry) |
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Critères cliniques |
EPm |
EPM |
SJS |
SCh |
NET |
Lésions plates ou surélevées, lésions focales ou multifocales, lésions cibles ou polycycliques |
oui |
oui |
non |
non |
non |
Nombre de muqueuses concernées |
0 ou 1 |
> 1 |
> 1 |
> 1 |
> 1 |
% surface corporelle érythémateuse |
< 50 |
< 50 |
> 50 |
> 50 |
> 50 |
% surface corporelle décollée |
< 10 |
< 10 |
< 10 |
10 à 30 |
> 30 |
Concernant plus particulièrement le syndrome de Lyell, il s’agit cliniquement d’une dermatose rare et très sévère, conduisant fréquemment au décès de l’animal (> 50% des cas). Le décollement cutané est « annoncé » par l’apparition de macules érythémateuses plus ou moins nombreuses et souvent confluentes. A ce stade, une douleur cutanée est souvent déjà présente. Puis, la nécrose cutanée entraîne l’apparition d’ulcères plus ou moins profonds avec un signe de Nikolski généralement positif (Photo 20). Les lésions sont retrouvées sur l’ensemble du corps : jonctions cutanéomuqueuses, muqueuse buccale, peau et coussinets.
Photo 20 : Signe de Nikolski positif (cas présenté)
D’un point de vue histopathologique, il est impossible de différencier toutes ces toxidermies (même si l’on observe plutôt apoptose et lymphocytose lors d’Erythème polymorphe et plutôt une nécrose lors de toxidermie sévère (Figure 1). Dès lors, lors de suspicion de toxidermie, il est nécessaire de classer tout d’abord cliniquement la toxidermie, avant de réaliser une biopsie qui ne viendra que confirmer l’existence de cette toxidermie.
De manière générale, la plupart des médicaments peuvent induire une toxidermie. Chez l’homme, les plus fréquemment en cause sont les AINS, les antibiotiques, l’allopurinol, les anti-épileptiques. Lors de toxidermie sévère (syndrome de Lyell), une étude a évalué le risque relatif selon le médicament, un risque X signifiant que le patient a X fois plus de risques de développer un Lyell que s’il ne prend aucun médicament (Tableau II).
Tableau II : Risque relatif des principaux médicaments responsables d’une Nécrolyse Epidermique Toxique (syndrome de Lyell) chez l’homme |
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Molécule |
Nom Déposé |
Risque relatif |
cotrimoxazole |
Bactrim |
160 |
carbamazépine |
Tegrétol |
70 |
oxicams |
Feldène |
60 |
corticoïdes |
Cortancyl |
54 |
phénytoïne |
Di-hydan |
53 |
allopurinol |
Zyloric |
52 |
céphalopsporines |
Keforal |
14 |
quinolones |
Ciflox, Oflocet |
10 |
On remarque ainsi que, comme chez le chien, on rencontre une implication majeure des Sulfamides dans les toxidermies. Lors de toxidermie liée aux Sulfamides, un mécanisme enzymatique (acétylation nulle ou lente) est défaillant mais il a été démontré que certains malades HIV+ sont aussi dits « acétyleurs lents », ce qui met en évidence le rôle probable de l’infection virale dans le développement de certaines toxidermies (un homme HIV+ a 45 fois plus de risque de faire une NET qu’un homme HIV-). Mais l’infection virale n’est ici qu’un facteur favorisant d’une réaction à un médicament et non la cause de cette réaction cutanée (voir ci-dessous).
Comme en dermatologie humaine, il a été démontré que l’Erythème Polymorphe est dans la majorité des cas une manifestation post-herpétique (surtout une rhinotrachéite infectieuse) tandis que les toxidermies graves, comme le syndrome de Lyell, sont plus fréquemment à relier à l’administration d’un médicament, principalement les Sulfamides et les betalactamines
Les agents viraux en cause lors de toxidermie sont les herpesvirus chez le chat (aucune relation entre toxidermie et rétroviroses n’a cependant pu être mis en évidence), alors que chez le chien, on suspecte l’herpesvirus mais également d’autres virus épithéliotropes canins : paramyxovirus (Carré), papillomavirus, parvovirus. Le virus se répliquerait de façon incomplète et la fixation de protéines virales sur les kératinocytes entraînerait une réaction de type « greffon contre l’hôte » (le tissu greffé réagit contre son hôte) et une cytolyse de ces kératinocytes qui conduiraient à l’érythème polymorphe.
La mise en cause d’un médicament ou sa mise hors de cause nécessite une étude probabiliste appelée démarche d’imputabilité. Notre propos n’est pas là de détailler cette démarche mais surtout de rappeler son importance (Cf. Olivry, 14e journées annuelles du GEDAC, Paris, 1999, p179 et Guaguère, CES de Dermatologie et Journées annuelles du GEDAC, Paris, 2003, p145). Cette étude des facteurs extrinsèques (données bibliographiques) et intrinsèques (paramètres chronologiques comme le délai d’apparition des symptômes, les conséquences de l’arrêt du médicament, les effets d’une réintroduction éventuelle et paramètres sémiologiques comme une symptomatologie classique avec le médicament incriminé) permet de donner un score d’imputabilité correspondant à une probabilité plus ou moins grande de la responsabilité du médicament dans l’apparition de la toxidermie (peu probable, possible, très probable). Une telle démarche appliquée rigoureusement a permis par exemple de prendre en défaut de nombreuses descriptions d’accidents cutanés médicamenteux publiées dans la littérature dermatologique vétérinaire (score d’imputabilité peu en faveur).
Conclusion
Comme toute démarche diagnostique, la démarche diagnostique lors de toxidermie a ses limites et il convient notamment de garder en mémoire que la cause de bon nombre de ces toxidermies reste souvent inconnue, par absence d’examens complémentaires exhaustifs, par méconnaissance de la démarche d’imputabilité ou tout simplement par impossibilité à mettre en évidence un agent causal.
Pour le cas présenté ici, plusieurs questions restent posées :
- Sommes nous passés à côté d’un médicament administré, malgré un entretien minutieux avec les propriétaires ? En effet, l’administration d’un médicament lors de son séjour au chenil ne peut être totalement exclue, malgré les dires de la directrice de la pension contactée par téléphone.
- Tout syndrome de Lyell n’est pas forcément d’origine médicamenteuse et donc non infectieuse. Nous pouvons également être passés à côté d’un épisode infectieux, surtout pour un chien ayant séjourné en chenil.
- Peut-il s’agir d’une réaction de photosensibilisation ? L’alimentation donnée lors du séjour au chenil pourrait alors être en partie responsable.
- Quid de l’anémie hémolytique ? Il s’agit probablement d’une conséquence du même processus immunitaire qui a répondu correctement à la corticothérapie.
- Le pronostic d’un syndrome de Lyell est assez réservé, même si la mise en œuvre de soins intensifs adaptés et l’utilisation de plus en plus accessible de morphiniques doivent permettre d’améliorer encore ce pronostic. L’emploi de la propentofylline peut également avoir été d’un secours non négligeable, mais cela semble bien difficile à démontrer. Cette molécule a un mode d’action similaire à la pentoxyffiline et a donc la même indication dans les troubles vasculaires de type vascularite. De plus, la propentofylline a une activité anti-TNF? supérieure à la pentoxyffiline (étude comparative in vitro), d’où un intérêt peut-être supérieur dans le traitement des toxidermies sévères comme le syndrome de Lyell où le processus de nécrose prédomine.
Remerciements à
- Frédérique Degorce Rubiales du LAPVSO pour les examens histopathologiques
- Pascal Prélaud du CERI pour les examens sérologiques
- Catherine Dossin de Scanelis pour les recherches par PCR
- Éric Guaguère pour son soutien sans cesse renouvelé
- La clinique de l’Arche (Valence) qui a géré la première semaine de soins